C’est la dernière branche de la musique klezmer, un eclectrochoc entre le swing mirifique de David Krakrauer et le groove tellurique d’Anakronic. Autrement dit, une rencontre du troisième type pour inventer des lendemains qui dézinguent sacrément.

ANAKRONIC-KRAKAUER

 

Tout a commencé en 2005, lorsque Mikaël Charry croise la route de David Krakauer, et de son homme-machine So Called lors d’une master class : les remixes du jeune manipulateur de sons, dub style et des idées pas franchement copiés décalés, ont l’heur de plaire. A l’époque, celui qui est aussi guitariste et claviériste commence à creuser son propre sillon, après avoir œuvré dans  les free parties, avec le collectif Knobz, et dans un groupe « punk manouche », Elektric Geisha.

« C’est ainsi qu’Anakronic est né. »

Le projet fait sens pour ce fan de John Zorn et David Krakauer, en fait de toutes les bizarreries sonores du village new-yorkais. Deux ans plus tard, le Toulousain embarque un groupe, histoire de poursuivre l’aventure sur scène. Du coup, son répertoire très écrit va peu à peu se nourrir des apports de chacun des musiciens. Parmi ceux-ci, Ludovic Kierasinski, bassiste et réalisateur, devient le véritable alter ego du compositeur, le véritable cofondateur du groupe. Ensemble, ils peaufinent la formule, une alchimie sonore dont les enjeux se trame dans le nom de code qu’ils se sont choisis : Anakronic, une appellation certifiée hors-norme qui sonne.

« Le mélange de matières anciennes et de sonorités actuelles ! »

Sur la base de ce retraitement rétro-futuriste, où les samples grésillant alimentent des rythmiques assonantes, le groupe va enregistrer trois albums : un premier opus, Speak With Ghosts (tout est dit, ou presque, dans ce titre) « plus clinique », clean en fait, où ils réarrangent des traditionnels à leur goût, comme un dub en 5 temps pour « Terk In America »….

Le second, Noise in Sepher (du bruit dans le Talmud !), poursuit dans la même veine, mais en plus organique, avec notamment l’arrivée de la batterie.

Enfin, le troisième, Spoken Machine paru au début 2015, rompt quelque peu avec l’esthétique klezmer pour donner la parole à Taron Benson, une rappeuse de Brooklyn rencontrée par l’intermédiaire de David Krakauer. D’autres tambours de bouche prennent d’ailleurs le micro, notamment Pigeon John.

Pour Mikaël et Ludovic, c’est l’occasion de payer leur tribut au hip-hop, une influence majuscule dans leur façon de sculpter la matière son. C’est aussi, entre les lignes, une manière de dire que, s’ils s’inscrivent dans l’esthétique electro klezmer, cette étiquette demeure restrictive de leurs champs de vision.

« On peut s’atteler à d’autres musiques traditionnelles ! », insiste Mikaël qui cite volontiers Pink Floyd et Radiohead comme références majeures pour le travail en studio. « Le studio est un art comme la scène ! »

Et d’énumérer parmi ses grands pairs : Amon Tobin, Squarepusher, Battles, et bien entendu la pape du label WARP, Aphex Twin. Pas question d’être enfermé dans un registre, aussi vaste soit-il : sa démarche singulière se nourrit de multiples pistes, en tout registre, du free jazz à la pop trafiquée.

Voilà pourquoi, au fil de la discographie, au gré des concerts (près de 500 depuis les premiers pas), Anakronic s’est invité ou a convié d’autres univers, si proches, si lointains : avec des jeunes Maliens, avec le guitariste Marc Ribot, avec la chanteuse Catherine Ringer, avec Socalled, un remixe… Peu importe la matière, pourvu qu’ils aient l’ivresse ! Et ainsi de suite.

Certes, mais la paire de complémentaires aux manettes d’Anakronic a tout de même de la suite dans les idées. Entre orgasme organique et beats électroniques, Mikaël le compositeur et Ludovic le réalisateur alimentent un va-et-vient créatif lors de longues séances en studio. C’est ainsi qu’ils peaufineront leur nouveau projet, un travail au long cours, fait d’aller et retour, de détours aussi, entre 2012 et 2015.
Tout a débuté suite à une sollicitation de David Krakauer qui voulait faire une co-création.

« C’est un ami de longue date. Nous l’avions déjà invité sur scène et je l’avais déjà remixé.
Cette résidence nous a permis de consolider nos liens. 
»

Et de pousser le pitch plus loin. De compères ils deviennent complices.

« Lors d’un concert à la Cigale, en 2012, nous sommes sortis de la relation soliste/accompagnateur, pour quelque chose de plus intense. Nous étions en parfaite osmose. On était très respectueux pendant longtemps, et désormais on va au-delà. On le connaît assez pour oser. David est en demande d’être heurté, bousculé. »

C’est sur la foi de ces sentiments partagés que va naître ce disque en forme d’ovni, fruit d’un échange entre l’électro sombre d’Anakronic et les impro lumineuses de David Krakauer.

D’emblée, le ton est donné : après une entrée en matière, où le véloce clarinettiste s’envole sur un tapis électro, tendance up tempo, « Klezmer à la Bechet » mute en « Elektric Bechet ». La mélodie originelle prend un tout autre sens, plutôt oblique, sans perdre sa puissance d’évocation lyrique. Ces thèmes donnent la direction d’une démarche rétro-futuriste.

« On part du klezmer revisité pour aller vers le klezmer totalement réinventé, du mélodique au plus abstrait. », assure Mikaël Charry, assumant son goût pour les défis formels. « Chaque titre est l’occasion de tenter et d’innover. »

Pas question de se contenter d’une formule préfabriquée. Il s’agit de jouer entre la dualité des deux pôles, entre David Krakauer et Anakronic, entre passé recomposé et futur revisité, entre organique et électronique.

« J’aime bien chercher des méthodes différentes. Ça pousse à créer autrement de sortir des schémas classiques. Ce process permet d’expérimenter avec la matière quelle qu’elle soit. Le klezmer, c’est une matière première. Il s’agit d’un prétexte pour créer… »

Notamment en décomposant pour mieux les recomposer les compositions originales à l’image du « Human Tribe », transfiguration du « Twelve Tribes » de Krakauer qu’il aborde selon la méthode du slicing qui consiste à découper en tranches un thème. Le tout boosté des syncopes du batteur Ghislain Rivera. Pour « East River Angel », ouverture ludique et  accordéon chromatique, les deux compères sont partis d’un morceau de Krakauer qu’ils ont réarrangé dans un environnement plus électro.

« Puis nous avons enlevé la clarinette, pour qu’il réenregistre une improvisation dessus. »

Au final, ce process (ré)créatif accouche d’un morceau totalement relooké, pour ne pas dire tout à fait autre. A l’inverse, « Broken Waltz », une étrange valse en quatre temps composée par Mikaël, est réinventée par David Krakauer, rejoint à la toute fin par le clarinettiste Pierre Bertaud du Chazaud, tout en retenue et notes tenues. On le voit tout est possible dans ce dédale…

Pour autant, pas de malentendus, ce trafic de sons prend tout son sens et son sel, parce que justement, il n’est pas qu’un simple objet codé en numériques. C’est même tout l’inverse. A l’image des synthés modulaires, dont Mikaël reconnaît, non sans malice, avoir farci cet album.

« Les synthés analogiques, c’est quand même dix fois plus vivant que la perfection numérique !  Le timbre, la chaleur, ça bouge tout le temps. »

Cette présence constante de vibrations « humaines », on la retrouve sous les doigts de Vincent Peirani, immense accordéoniste (la toise peut le confirmer !) toujours prompt à échanger, ou dans le voix de Taron Benson, la rappeuse américaine qui en connaît un rayon sur monsieur David.
Ces deux-là sont de la partie, le temps de quelques titres. Autant de pistes différentes, autant d’échos à la clarinette expressionniste du maître de céans. Le plus étonnant est sans doute « Daidalos », un thème ultra minimal synthétique joué par Mikaël et Ludovic, où Krakauer n’apparaît que sous forme de sample !

« J’ai demandé à David de jouer la gamme, un échantillon à partir duquel j’ai créé une mélodie qu’il n’a jamais joué, mais dont il est finalement l’auteur. Il est devenu un sampler humain ! »

Tout comme il apparaît entre guillemets sur un remixe drum’n’bass halluciné du « Human Tribe » par Bill Laswell, l’éminent bassiste producteur total qui pourrait bien être l’un des grands pairs de cette affaire. Quant à « Webzmer », il transcende pour finir le classique « Miserlou », avec Anakronic au grand complet, avec aussi un bon vieux larsen dans les aigus et une rythmique qui semble au bord d’imploser…

« Comme la fin d’un univers, en totale déconstruction, reformation… »

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